DEVENIR MÉCÈNE

« La signature de Dumas fonctionne comme une marque »

France Mémoire - 24 novembre 2020

Auguste Maquet a travaillé comme rédacteur pour Dumas.  © DR

Auteur prolifique, Alexandre Dumas a travaillé avec d’autres plumes pour suivre la cadence infernale du roman-feuilleton. Ce processus d’écriture en collaboration a suscité bien des critiques. Il mérite quelques précisions. Entretien avec Anne-Marie Callet-Bianco, maître de conférences en littérature du XIXe siècle à l’université d’Angers.

-De son vivant, Dumas fut accusé d’être un entrepreneur du roman. Pourquoi ?

Les conditions de la « production » littéraire changent beaucoup dans les années 1830. Le phénomène déclencheur se trouve dans la rencontre avec les journauxA partir de 1836, le roman fait son apparition en feuilletons dans les grands quotidiens, comme La Presse d’Emile de Girardin et Le Siècle d’Armand DutacqCela va transformer les pratiques. Avant, l’auteur rédigeait un texte qu’il présentait à un libraire-éditeur. Désormais, quand on est un écrivain à succès, on signe un contrat pour vendre un roman qui n’est pas encore écrit ! Il faut ensuite soutenir le rythme de publicationC’est ce que le critique Sainte-Beuve a appelé la « littérature industrielle » dans son pamphlet de 1839 qui dénonce ce processus de « marchandisation » et ces nouvelles méthodes de production. En 1839, ce n’est pas précisément Dumas qui est visé, car il ne se consacre pas encore beaucoup au roman. Iy viendra trois ans plus tard. Et très vite, on retrouve son nom signant des romans-feuilletons qui paraissent simultanément dans de nombreux journaux. Il semble impossible qu’un écrivain, même prolifique, soit le seul auteur d’une œuvre aussi abondante… D’où l’attaque d’Eugène de Mirecourt, dans Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et Cie (1845), qui le vise en personne et pointe son recours à la collaboration. 

-Il y a d’autres critiques. Que lui reprochent ses détracteurs ?

D’abord, le plagiat, mot qu’ils utilisent pour désigner des procédés très différents l’emprunt, la citation, l’inspiration, etc. Autant de cas qui ne sont pas considérés aujourd’hui comme du plagiat. Dumas est accusé de piller Goethe ou Schiller pour ses pièces de théâtrede recopier des écrits ou des mémoires historiques pour ses romansLui-même n’est pas très clair sur cette question : par exemple, il a toujours reconnu avoir travaillé à partir de sources historiques pour la plupart de ses romans, mais il ne cite pas forcément les plus importantes, celles auxquelles il emprunte beaucoup. Par ailleurs, il parle peu de ses collaborateurs 

Cela nous amène au deuxième grief. Ses détracteurs l’accusent de faire travailler une écurie de rédacteurs, souvent jeunes et peu connus. C’est une question plus délicate, car cette pratique, souvent présentée comme un arrangement amiable ou un service rendu, peut aussi s’apparenter à l’exploitation du travail d’autrui.  

-L’écriture à plusieurs mains était-elle une pratique courante à l’époque ?

Cela dépend des genres. Elle se pratiquait très souvent pour le théâtre, où les auteurs travaillaient « en société ». L’un faisait le plan, l’autre une scène, un autre encore les parties musicales, etc. Il ne faut pas oublier que Dumas a commencé comme dramaturge. Il connait ces pratiques et les importe dans le roman où elles sont inhabituelles et moins bien acceptées. Il y a une autre différence... Au théâtre, tous les auteurs sont cités. Pour les romans, Dumas signe seul. 

-Comment s’organise la répartition du travail ?

Il y a autant de méthodes que de collaborateurs. Je retiens trois cas quillustrent différents niveaux d’implication. Commençons par le moins importantEn 1849, Dumas travaille avec Paul Lacroix pour écrire des nouvelles fantastiquesLes Mille et un fantômes et La Femme au collier de velours. Paul Lacroix fournit un scénario avec l’idée générale et les péripéties, puis Dumas réécrit entièrement le texte. Chaque phrase est de lui, sans aucun doute. Avec le jeune Paul Meurice, qui collabore avec lui au début des années 1840, Dumas reçoit des textes entièrement rédigés. Il doit d’abord se les approprier, souvent en ajoutant un récit-cadre qui le place en position de raconteur. Il introduit aussi de nouvelles scènes ou un morceau de bravoure, mais une grande partie du roman ne change pas fondamentalement : c’est du Paul Meurice, qui est d’ailleurs une bonne plume. 

L’affaire n’est pas très sensible car elle 
concerne des titres peu connus. En revanche, la question devient explosive avec Auguste Maquet, car elle touche aux grands romans historiqueset au Comte de Monte CristoOn connaît l’histoire de la relation entre les deux hommes, leur brouille, le procès qui les a opposés, et cela nous intéresse aujourd’hui encore, comme en témoignent la pièce Signé Dumas, écrite (en collaboration !) par Cyril Gély et Eric Rouquette et le film de Safy NebbouL’autre Dumas, avec Depardieu et Poelvoorde

Effectivement, plus on étudie le sujet, 
plus on compare les textes, plus on se rend compte de la place d’Auguste Maquet. Ce n’était pas un simple assistant documentaliste mais bien un rédacteur. Il participe aussi au plan et à l’organisation de l’œuvre. 

-Peut-on pour autant contester à Dumas la paternité de ses œuvres ?

Globalement non, mais il faut admettre que c’est une paternité plurielle. Sans Dumas, ces romans n’auraient jamais été écrits. Il a donné son rythme, sa cadence… et sa signature, qui fonctionne comme une marque. Auguste Maquet a écrit des textes sous son nom, de bons romans d’ailleurs, mais qui n’ont pas eu le même succès, tout simplement parce qu’ils n’ont pas la marque Dumas. C’est injuste, mais c’est ainsi.  

Cela dit, je ne suis pas là pour jouer au procureur ni donner des leçons de moraleLa collaboration non avouée a été vue comme un scandale à l’époque où se construisait le mythe romantique de l’auteur solitaire, ce qui explique que Dumas ait été fréquemment vilipendé. Mais aujourd’hui, on s’y intéresse en priorité sur le plan littéraire. C’est un processus passionnant à étudier, parce qu’il permet de comprendre les secrets de la fabrication du texte.

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