« Dumas, c’est un précurseur de nos séries télévisées »
Dumas en mousquetaire par André Gill. © Reproduction Patrick Cadet / CMN
Précurseur de la culture médiatique contemporaine, Alexandre Dumas cherche à établir une relation de connivence avec son lecteur. Il le tient par le plaisir, cherchant à explorer toute la gamme des émotions, du rire aux larmes. Entretien avec Matthieu Letourneux, professeur de littérature à l’université de Paris–Nanterre.
- Quelle est l’histoire du roman-feuilleton ?
L’histoire du roman-feuilleton est liée à l’histoire de la presse au XIXᵉ siècle et en particulier à une révolution qui a eu lieu en 1836. Emile de Girardin invente un nouveau type de journal disponible sur abonnement à quarante francs. Il coûte beaucoup moins cher grâce au recours à la publicité et à une augmentation des abonnements à travers des techniques de fidélisation du lecteur, dont le roman-feuilleton. Ce principe existait déjà auparavant mais il va se répandre comme une trainée de poudre à partir de 1836. Balzac s’y essaie, sans grand succès. L’auteur le plus célèbre de l’époque reste Eugène Sue qui lance les Mystères de Paris en 1842. On peut aussi citer George Sand ou Frédéric Soulier. Alexandre Dumas s’empare véritablement du genre en 1844. A partir de cette date, il produit des romans-feuilletons à un rythme extraordinaire.
- En quoi Dumas se distingue-t-il des autres ?
Eugène Sue va inventer le grand roman social et socialiste qui est à la fois moral, politique et mélodramatique. Alexandre Dumas va inventer le roman-feuilleton historique. Il reprend le projet du roman historique qui marque toute la première moitié du XIXe siècle. Pour les écrivains, il s’agit de comprendre l’histoire et l’identité des peuples après la Révolution française. Chaque pays a son maître dans ce domaine. En Angleterre, c’est Walter Scott, en France c’est Dumas. Il raconte à travers les siècles l’avènement de la France républicaine.
- Au niveau du style, quelle est sa patte ?
Dumas a une grande compréhension de la manière d’écrire dans la presse. Il sait que dans un journal on s’adresse toujours à quelqu’un. Il y a un dialogue avec le lecteur. Il sollicite en permanence son attention, il le fait réagir par le suspense mais aussi par des remarques drôles ou ironiques. Il est sensible au charme du conteur et cherche à tous moments les procédés permettant de produire du plaisir, recourant à toute la palette des émotions : la peur, l’angoisse, les larmes mais aussi le rire ou le sourire. Il crée une connivence. C’est cette conception de la littérature en termes de plaisir qui explique qu’il reste l’un des plus grands auteurs du XIXᵉ siècle et pourtant l’un des plus sous-estimés. Dumas joue avec son lecteur comme un chat avec la souris. Il annonce des événements qui n’ont pas lieu ou qu’il passe sous silence comme la nuit de d’Artagnan avec Milady. Il construit l’attente qu’il érotise puis se dérobe. Sa manière d’exploiter le suspens propre au feuilleton, avec sa « suite au prochain numéro », s’inscrit aussi dans ce jeu. C’est une dynamique de plaisir.
- Pour vous, Dumas est un précurseur de notre modernité ?
Oui, cette façon de procéder ne correspond pas aux valeurs dominantes de ce qu’on appelle la grande littérature mais elle trouve une descendance capitale dans toutes les formes de culture médiatique : les best-sellers, les bandes-dessinées, les séries télévisées, le cinéma de divertissement, etc. Tous ces produits procurent du plaisir et ouvrent à une très grande gamme d’émotions. Ils jouent aussi sur le suspens, la surprise, le désir qu’on a de connaître la suite. En cela, Dumas est un précurseur. Il a compris que l’économie de la séduction est l’un des traits de notre modernité. Il manipule ces codes d’une façon extraordinaire en exploitant tous les ressorts de la machine du roman-feuilleton. Ces mêmes ressorts seront ceux des séries télévisées, des blockbusters et d’une part grandissante de notre culture contemporaine.
Edmond Dantès sur son rocher pour l’édition illustrée de L’Echo des feuilletons en 1846.
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