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Épées d’académiciens : de l’uniforme à l’objet d’art

Institut de France - 24 novembre 2020

En 1910, Henri Lavedan présentait l’épée comme la plus considérable des joies « successives et savoureuses » qui, avec les bottes vernies et le chapeau à plumes, accompagnent le port de l’habit vert. Les épées d’académiciens demeurent encore aujourd’hui des objets importants, tant aux yeux de leurs possesseurs et de leurs familles, que pour les musées et les collectionneurs. L’épée académique est un élément particulier du rituel codifié de l’Institut de France car elle constitue l’attribut personnel du nouvel académicien. Elle lui est, du reste, remise lors d’une cérémonie d’ordre privé.

L’origine de l’épée d’académicien n’est pas encore clairement établie et, à la différence du costume, aucun texte ne la rend obligatoire. Autrefois simple pièce d’uniforme, elle constitue aujourd’hui un objet à forte charge symbolique, œuvre originale offerte généralement dans le cadre d’une souscription, mais elle peut être aussi une arme ancienne, une épée de cour, voire tout autre objet.

L’Institut national avant le port de l’épée

La Révolution supprime le port de l’épée comme signe distinctif de la noblesse et les textes fondateurs de l’Institut national qui, créé par la loi du 25 octobre 1795, tient sa première séance le 4 avril 1796, ne prévoient pour ses membres ni costume ni épée. Très vite, cependant, les membres de l’Institut manifestent le désir d’avoir un signe distinctif : carte, médaille, insigne, habit.

Une décision du 27 juillet 1800 leur attribue « une canne, de la mesure d’un mètre, surmontée d’un pommeau portant la médaille de l’Institut national » et le principe du costume est arrêté en séance générale le 27 septembre suivant. L’Institut est chargé par le gouvernement d’en proposer le modèle. La couleur du feuillage d’olivier, brodé de soie verte, est précisée en février 1801, et l’arrêté final signé par le Premier Consul le 13 mai 1801 : « Ces costumes seront réglés ainsi qu’il suit : Grand costume : Habit, gilet ou veste, culotte ou pantalon noirs, brodés en plein d’une branche d’olivier, en soie, vert foncé ; chapeau à la française. Petit costume : Même forme et couleur, mais n’ayant de broderie qu’au collet et aux parements de la manche, avec une baguette sur le bord de l’habit ». Seul le petit costume est de rigueur et aucune épée n’est prévue pour accompagner ces tenues.

Les épées de l’Institut d’Égypte

L’instauration du costume de l’Institut coïncide avec la fin de la Campagne d’Égypte et le retour en France, en octobre-novembre 1801, des membres de l’Institut d’Égypte, créé en 1798. Ces derniers avaient été dotés, au Caire, d’une épée spécifique. 

On connaît plusieurs exemplaires d’épées de l’Institut d’Égypte. Leur caractéristique principale consiste en un motif de tête égyptienne (dieu Thot, reine ou déesse ?) en bronze doré, apposé sur la fusée (poignée).

Aquarelle réalisée par Noelle Herrenschmidt

Les épées de cour et d’uniforme

Les historiens ont constaté que le port de l’épée d’apparat se généralise sous l’Empire, tant pour les militaires et les fonctionnaires que pour les civils. « Tout fonctionnaire autrefois avait un costume, et si un civil allait à la cour et qu’il ne fut pas revêtu d’un uniforme, il devait, à partir de 1810 surtout, se faire faire un habit à la française [appelé plus tard frac ou habit ou queue de pie car il se prolonge dans le dos par deux longues basques ; le devant de la veste en revanche s’arrête à la ceinture] et boutons d’acier et porter une épée à poignée de même métal … Tout le monde, à la longue, portant l’épée de cour, il est fort probable que les académiciens se conformèrent à l’usage » (Defontaine). Il faut noter que, à la différence des épées de l’Ancien Régime, portées horizontalement, l’épée de cour se porte désormais verticalement, ce qui est demeuré le cas des épées des membres de l’Institut.

L'épée de Philippe Taquet, membre de l'Académie des sciences

On peut imaginer qu’une épée unique puisse accompagner plusieurs costumes officiels, comme ce fut le cas pour Jean-François Deniau, de l’Académie française, qui avait conservé pour son épée d’académicien la lame et la poignée de son épée d’ambassadeur.

Les épées Second Empire et Troisième République sont les plus nombreuses à avoir été conservées. « Napoléon III crée des épées spéciales pour les officiers ou les dignitaires civils. Ces épées ont un pommeau à trois ou quatre oves lisses, à bouton ciselé entouré de motifs divers constitués de feuillages ou de motifs géométriques bien reconnaissables »

De l’épée d’uniforme à l’objet d’art

L'épée d'Arnaud d’Hauterives. Crédit Photo Académie des beaux-arts

À la différence des personnalités évoquées ci-dessus, les membres de l’Institut d’aujourd’hui ne considèrent plus l’épée comme une pièce d’uniforme mais comme un objet éminemment personnel.

« L’épée d’académicien ne fut pas conçue comme une arme mais comme le portrait de celui qui l’arbore : elle est à la fois souvenir, reflet et espoir. Loin d’annoncer quelques luttes à venir, elle est signe d’existence et par là impose le respect. Elle est aussi la force d’une œuvre d’art qui illustre, à travers de précieux matériaux, un parcours, un esprit, un envol. Je l’ai dit, à elle seule, l’épée est un portrait. » (Arnaud d’Hauterives, préface à Épées de l’Académie des beaux-arts).

Attribut militaire puis administratif, l’épée est devenue une œuvre d’art, symbole d’une personnalité et non plus d’une autorité.

L'épée offerte au duc d'Aumale conservée au musée Condé de Chantilly

Le musée Condé conserve une épée offerte au duc d’Aumale en 1888 par souscription dans le journal “Le Triboulet” (ou “Le Gaulois”, selon les sources). Le duc était membre de l’Académie française depuis 1871, ainsi que de l’Académie des beaux-arts ; il fut élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1889. Il est donc probable que cette épée d’honneur, malgré sa date, est liée à sa double, voire bientôt triple, élection à l’Institut de France.

Cette épée a été dessinée par Honoré Daumet, architecte en charge de la reconstruction de Chantilly depuis 1876, et proche du prince ; elle a été exécutée en ivoire par les sculpteurs Chapu, Chaplain et en argent par l’orfèvre Froment-Meurice. La fusée d’ivoire représente un guerrier casqué et vêtu d’une cotte collante. Sur la coquille figure un trophée composé d’armes orientales et de manuscrits dont l’un porte la légende Histoire des princes de condé, ouvrage écrit par le duc d’Aumale durant son exil en Angleterre. Au fond se dresse une vue cavalière de Chantilly. Les armes d’Orléans y figurent avec la devise du prince depuis l’exil : j’attendrai, et l’inscription latine gallia memor. Les dessins préparatoires de Daumet sont également conservés à Chantilly.

Le tout début du XXe siècle voit coexister trois types d’épées : originales, d’uniforme et anciennes.

Les épées d’orfèvres et de joailliers

Les expositions universelles de Paris de 1878 et 1889 confirment la suprématie française dans les arts décoratifs et l’exposition de 1900 consacre l’Art Nouveau ou Modern Style. Certains joailliers se révèlent alors particulièrement créatifs. Entre leurs mains, des épées, conçues pour l’Institut ou pour d’autres circonstances, deviennent des objets de luxe, uniques et composés de matériaux précieux. Après Falize et Cartier, plusieurs orfèvres, tel aujourd’hui Goudji, associent leur nom aux fastes académiques.

 

Épée de Jean Cocteau, de l’Académie française, dessinée par lui-même et réalisée par Cartier en 1955. Cette épée fut vendue en 1997 en vente publique 1,75 millions de francs.

Les épées anciennes

L'épée de Frédéric Vitoux, de l'Académie française

Le goût pour les objets anciens s’est accentué à la fin du XXe siècle et nombreux sont les académiciens actuels qui choisissent des épées historiques. Citons quelques exemples : Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, une épée d’officier de santé ; Pierre-Yves Trémois, de l’Académie des beaux-arts, une épée de samouraï dont la lame est du XVe siècle ; Jean Tulard, de l’Académie des sciences morales et politiques, dit de sa propre épée : « cette épée de cour est celle de l’un des troisièmes couteaux de l’Empire » ; Frédéric Vitoux, de l’Académie française, se vit offrir une épée napolitaine du temps de Murat.

L’épée de Michel Serres, de l’Académie française, fut portée avant lui par quatre générations de Becquerel, tous polytechniciens, physiciens et membres de l’Académie des sciences.

L’épée d’Horace Vernet – Photo (C) RMN-Grand Palais (Institut de France) / Adrien Didierjean

Épée ayant appartenu au peintre Horace Vernet (1789-1863), élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1826. Elle constitua plus tard l’épée d’académicien de Louis Hautecoeur (1884-1973), historien de l’art, élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1952, et secrétaire perpétuel de cette académie de 1955 à 1964.

Cette épée est à ce jour la plus ancienne épée d’académicien personnalisée par des allusions aux centres d’intérêt de son possesseur. Elle porte, gravés sur la garde en bronze doré, une palette et des pinceaux, avec les initiales « H.V. », entourés d’attributs guerriers et d’un profil d’homme fumant la pipe (s’agit-il de Vernet lui-même ?).

On ignore dans quelles circonstances précises cette épée fut ainsi ornée. Horace Vernet s’illustra comme on sait par ses peintures de batailles et avait réuni, dans son atelier, une collection d’objets militaires.

L’absence d’épée, les substituts

Les ecclésiastiques, les militaires, les hommes politiques

Les ecclésiastiques ne portent ni uniforme, ni épée. Les militaires, qui possèdent parfois déjà plusieurs épées d’honneur ou de cérémonie, notamment après la Première guerre mondiale, reçoivent généralement aussi une épée d’académicien. Certains, cependant, conservent leur sabre d’uniforme et quelques autres personnalités ne souhaitent pas non plus d’épée propre à leur fonction académique.

Dessin et cire directe d’une épée conçue pour Georges Clemenceau. « Au vainqueur des Barbares la Patrie reconnaissante » [1918]. L’inscription ci-dessus devait figurer sur la lame. Le pommeau porte les initiales « R[épublique] F[rançaise]. » Sur la fusée « les médaillons des Alliés seraient en pierre fine ». Un lion étouffé par un serpent occupe le clavier. Encre, lavis, aquarelle, cire.

Clemenceau fut élu à l’Académie française à l’unanimité – alors qu’il n’était pas candidat – trois jours à peine après la signature de l’armistice de 1918. Il ne fut jamais reçu officiellement et ne vint jamais siéger sous la Coupole. Il semble donc que cette épée ne fut jamais réalisée.

 

Les académiciennes et l'épée

Aquarelle réalisée par Noelle Herrenschmidt

Une des raisons de l’entrée tardive des femmes à l’Institut tient à ce que l’on estimait que le bicorne et l’épée ne s’harmonisaient guère avec la grâce féminine. Jean Guitton rapporte : Louis Armand (1905-1971) « parle aussi des femmes, il dit que c’est leur contexture qui les empêche d’entrer à l’Académie française où elles devraient porter l’épée. Rares, dit Armand, sont les femmes assez sveltes, assez viriles, pour porter une épée, sans déformer les hanches » (J.Guitton, Journal de ma vie, II, 1976, p.332).

Des candidates potentielles ont cependant imaginé des alternatives.

Colette : « Que ferais-je d’une épée ? Je veux un sabre d’abordage, avec deux pistolets à la ceinture !» ;
Hélène Vacaresco : « Il serait facile de mettre à la mode la petite épée » ;
Françoise Mallet-Joris, en 1978 : « Un très joli costume a même été dessiné à l’intention des femmes ; un tricorne et une lyre en guise d’épée ».

Les premières femmes élues à l’Institut, Suzanne Bastid, à l’Académie des sciences morales et politiques en 1971, l’impératrice Farah Diba à l’Académie des beaux-arts en 1974, et Jacqueline de Romilly à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1975, adoptent le costume brodé, le féminisent par une jupe, mais n’osent pas porter l’épée. La tenue créée en 1980 par Yves Saint-Laurent pour Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française, un ensemble de velours noir rehaussé d’un châle de soie blanche, se démarque volontairement du costume d’uniforme et ne saurait être complétée par une arme.

C’est Hélène Carrère d’Encausse, troisième femme élue à l’Académie française, qui est la première académicienne à porter une épée, création de Goudji en 1991. Baptisée « Joyeuse », comme l’épée de Charlemagne, cette épée porte la devise « Heureux les pacifiques ». En 1996, Alice Saunier Seïté, escrimeuse accomplie, reçoit des mains de son maître d’armes le glaive de pair de France du comte François-Antoine de Boissy d’Anglas (1816), à l’occasion de son élection à l’Académie des sciences morales et politiques. L’égalité vestimentaire des académiciennes avec leurs confrères masculins est réalisée en 2001 par Florence Delay, lorsqu’elle est reçue à l’Académie française en tailleur-pantalon de Christian Lacroix.

Les substituts ou objets significatifs. Enfin, à la charnière du XXe et du XXIe siècle, l’épée académique peut se transformer en un objet d’une autre nature, parfois qualifié d’« objet significatif ». Ainsi note-t-on, chez les dames, une broche en forme de chouette, symbole des études grecques, pour Jacqueline de Romilly et une broche-médaillon emblématique pour Claude Dulong-Sainteny, un petit sac brodé porté également par Jacqueline de Romilly, et chez les messieurs, un livre ancien qu’Emmanuel Le Roy Ladurie, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, donna à la Bibliothèque nationale, et le moulage d’une stèle du Musée du Louvre pour Denis Knoepfler, associé étranger de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

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