DEVENIR MÉCÈNE

Hommage national à Hélène Carrère d’Encausse

Institut de France - 5 août 2023

Le Président de la République a présidé, le mardi 3 octobre 2023 dans la cour d’honneur de l’Hôtel national des Invalides, un hommage national à Hélène Carrère d’Encausse.

Votre Altesse Royale, 
Mesdames et Messieurs les ministres, 
Messieurs les Premiers Ministres, 
Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel, 
Mesdames et Messieurs les parlementaires, 
Mon Général, 
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France, 
Monsieur le Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française, 
Mesdames et Messieurs les Académiciens, 
Mesdames et Messieurs, 
Chers amis,

Dans la rumeur de Paris flotte une berceuse. Ténue, insistante, avec des accents slaves qui dessinent dans les platanes haussmanniens un paysage de steppe. C’est une chanson cosaque. La voix qui s’élève et qui berce le sommeil de ses trois enfants porte en elle un monde de souvenirs, d’émotions. Elle porte en elle un continent. 

Certaines vies, en effet, ne paraissent pas soumises à la loi commune de l’espace et du temps. Elles s’écrivent à l’aune des siècles, elles mêlent les horizons, elles enchâssent en elles des centaines d’existences passées, elles sont contemporaines de toutes époques possibles, tout en étant d’une modernité ardente, résolument d’ici et de maintenant. La vie d’Hélène Carrère d’Encausse, née Hélène Zourabichvili, était de celles-là. Dans son sang coulaient presque tous les fleuves d’Europe entre la Volga et le Rhin. Dans sa voix passaient presque tous ces échos. 

Parmi ses ancêtres figurent des Suédois et des Polonais, un général prussien et un député géorgien, une dame d’honneur impériale, 3 régicides, certains qui vivaient en Toscane ou promenaient des loups dans les salons de Saint-Pétersbourg et qui tous maniaient les idées, les lettres en cinq langues. 

Mosaïque de territoires comme de destins dont la France n’était pas encore. Mais l’histoire se chargea d’offrir comme havre à cette famille d’universels le pays des universaux et de faire de cette fresque européenne un roman français. Née à Paris, de parents exilés par la révolution d’octobre, l’enfant grandit entre deux univers, entre deux récits. Le passé résonnait plus fort que la clameur du jour dans l’appartement vétuste qu’elle habitait à Vanves avec ses parents et son frère. 4 personnes dans 25 mètres carrés où des caisses tenaient lieu de meubles, mais où les murs offraient un rempart de livres. 

Et les feuilletons les plus haletants, les plus grandes leçons de philosophie, elle les entendait de la bouche de ceux qui l’entouraient. Cette immigration russe blanche exilée par la révolution bolchévique, pleine de grands chambellans devenus apprentis boulangers, de princesses qui repassaient pour gagner leur vie. Ils avaient tout eu et n’avaient plus rien. C’était l’ordre du monde. Ils en gardaient au fond une gaieté tranquille. 

Des mille drames quotidiens de l’exil pour Hélène, le plus marquant était celui de voir son nom, son fier nom géorgien de Zourabichvili, fils de la lumière, écorché à chaque rentrée scolaire par les professeurs, à l’extrême fin de la liste alphabétique, avec cette réflexion qui mettait un terme à l’appel et un comble à son humiliation. « Quel nom à coucher dehors ». 

Vint un drame plus lourd que les autres, la disparition de son père dans la tourmente de la collaboration. En 1945, Hélène avait 15 ans. La vie avait continué mais n’avait jamais comblé cette béance qu’elle taisait toujours et que la plume de son fils n’élucida que des années plus tard. « Never explain, never complain » : le seul anglicisme qui passa souvent ses lèvres. 

Ce qui sauva l’enfant sans nationalité, ce qui sauva l’adolescente sans père, ce fut l’école. Cette école républicaine qu’elle vénérait comme la source de tout savoir, de toute élévation et comme la porte d’entrée vers le pays qu’elle se choisit. Là où elle a pris les valeurs de la Nation, là où la liberté, l’égalité et la fraternité prirent en elle des racines indéfectibles. 

L’instant où elle devint française marqua pour elle une nouvelle ère, une nouvelle naissance presque. Elle naquit à apatride le 6 juillet 1929 de l’amour de ses parents. Elle naquit Française le 7 juillet 1950, de l’amour de son pays. À 21 ans et un jour, la veille était un dimanche. Elle se présentait chez l’officier d’état civil pour lui réciter la Constitution, lui chanter la Marseillaise, prêter serment sur le drapeau. Autant de choses qu’on ne lui demanda pas, mais qu’elle entendait faire parce qu’elle voulait être à la hauteur de sa nouvelle nationalité. 

Elle fit mieux qu’être à la hauteur de la France. Elle la réhaussa. Elle offrit à notre pays sa vision de l’histoire, la limpidité de sa plume et de son esprit, sa relecture du monde, alors prisonnier d’un Rideau de Fer qu’elle souleva pour aller explorer le mystère slave. Elle élargit nos horizons, décilla nos yeux, pressentit l’avenir même, car elle discerna très tôt que le géant soviétique avait des pieds d’argile et que ses contradictions internes, l’oppression d’un mensonge érigé en système, sa dépendance à un seul homme, l’échec de sa modernisation économique, les lignes de faille entre les nations qui le composaient, annonçait, inéluctablement, l’éclatement de l’Empire. 

Elle remonta, plus loin encore, le fil des siècles, aux racines de ce qu’elle appelait « le malheur russe », cette quête d’une nation qui n’a cessé de se chercher elle-même, de se trouver, de se perdre souvent, lorsqu’après avoir entrevu la liberté et la paix, elle s’en détournait dans un déferlement de violence. Elle attira l’attention sur ces peuples pris sous l’étau soviétique qui s’éveillaient du grand sommeil de la Guerre Froide, avec parfois des aspirations au grand large. 

« Tandis que la Russie a les yeux tournés vers l’Ukraine, celle-ci regarde avec obstination vers l’Europe occidentale ». Cette observation prémonitoire est signée d’Hélène Carrère d’Encausse en 1992. Mais on se tromperait pourtant à chercher en ses livres des oracles quand ils étaient des explorations, des analyses. L’une d’elles pourtant avait la force d’un credo, le caractère européen du destin de la Russie. 

Elle ne cacha pas son trouble, sa colère même, à voit le président russe sacrifier cette perspective pour une guerre atroce qu’elle n’avait pas crue possible. Ce fossé sanglant creusé entre l’Europe et la Russie lui passait en plein cœur, écartelant sa propre histoire. « Heureux les pacifiques ! ». 

De cette béatitude, elle avait fait sa devise gravée sur la garde de son épée d’académicienne par les mains de l’orfèvre Goudgi. Des mains qui ressemblaient aux siennes, françaises et géorgiennes, latines et byzantines à la fois, unissant nos peuples par la plume ou par le burin dans une même épopée européenne. 

Hélène Carrère d’Encausse portait cet idéal européen au plus profond d’elle-même et c’est pour cela qu’elle accepta de briguer un mandat au Parlement de Strasbourg à la demande de Jacques Chirac. Elle n’accepta qu’à condition de voter ce qui lui semblait juste. À l’aune de ses intimes convictions, sans logique partisane, suivant chaque fois les raisons de son cœur et celle de sa raison. 

C’est avec la même droiture qu’elle défendit notre langue comme académicienne parce qu’elle savait qu’on naît d’une langue comme on naît d’un pays et que l’unité linguistique est faite pour l’édification du sentiment français autant que la défense de son territoire. Elle la fit rayonner par-delà les frontières parce qu’elle savait que le Français n’appartient pas seulement à la France, mais à tous ceux qui, à travers le monde, se reconnaissent en lui, en ses valeurs qui deviennent alors les leurs. 

Frayant son chemin dans un monde d’hommes, elle accepta le secrétariat perpétuel comme un service. Une mission de « Roi-serviteur ». Reine servante, reine thaumaturge se portant au chevet de chacun quand rôdait la maladie, se portant au chevet de la langue, plus encore quand rôdaient la confusion, l’appauvrissement ou l’oubli. 

Elle ne pouvait épargner à ses chers Immortels toute souffrance, mais elle pouvait épargner à sa chère langue la déshérence. Et elle la défendait avec une conception très haute de sa part d’intangible et de sa vitalité renouvelée de A à Z, de jeudi en jeudi, à chaque commission du dictionnaire. 
Quelques semaines avant sa mort, elle pressait le rythme encore pour parvenir à refermer la neuvième édition jusqu’à la dernière entrée de la lettre Z le 6 juillet dernier. Travail accompli. Et au bas de cette page finale, dans cet ultime mot de zygomatique, elle paraîtra toujours nous sourire sous son casque d’or. 

À vous voir rassemblés aujourd’hui, vous, son mari depuis 70 ans, vous, ses enfants, vous, ses proches, pour honorer celle que vous surnommiez affectueusement votre tsarine, je pense à ce 28 novembre 1991 quand le quai de Conti s’ouvrit à Hélène Carrère d’Encausse. Les habits verts réunis comme aujourd’hui pour célébrer l’une des leurs. Veillés comme aujourd’hui par une autre coupole, celle de l’Institut Sœurs des Invalides, celle de 1805 et celle de 1705. 

La nouvelle académicienne avait traversé la cour pavée, répondant au salut d’un signe de tête amical, d’un remerciement, d’un geste de la main. On l’avait alors vue ralentir un instant, une fraction de seconde qui n’appartint qu’à elle, l’espace d’un vertige. 

Car ce jour-là, celle qui avait appris le français à 4 ans passés en était nommée sentinelle. Depuis le fauteuil de Corneille et de Victor Hugo. L’enfant apatride devenait l’incarnation de la vocation du devoir, d’universalité de la France et de sa langue. Celle qui avait manqué de tout confort matériel, même de couteau de table, à quoi bon, la viande coûtait si cher, recevait des mains de Michel Déon l’épée d’orfèvrerie. 

La descendante exilée du premier fondateur de l’Académie de Russie suivait ses traces deux siècles plus tard depuis notre patrie. 

On vous a appris, Madame, dans votre enfance, en vous montrant autour de vous les grands ducs chauffeurs de taxi et les princesses femmes de chambre, qu’ainsi passait la gloire du monde. Mais sur cette terre où les empires s’écroulent, où les fortunes s’évanouissent, où tout luxe passe et s’enfuit, il est néanmoins un domaine qui peut échapper à l’usure et où la déchéance n’a pas cours, c’est celui de l’esprit. 

Ce combat que vous avez mené pour le savoir et la France, pour le rapprochement des peuples et la grandeur de l’Europe, cet amour passionné que vous vouiez à notre pays, à sa langue ont fait de vous cette femme devant laquelle une nation s’incline. C’est à vous, aujourd’hui, à vous toute entière, la petite-fille des steppes et la mère de la coupole, l’apatride et la matriarche, l’orpheline et la tsarine, que la France endeuillée présente une dernière fois ses hommages. 

À vous, qui l’avez tant aimée, tant chérie. 

A vous, l’immortelle. 

Universelle.

Perpétuelle. 

Vive la République, vive la France !

Son énergie et sa vitalité avaient fini par nous faire croire à l’immortalité académique. Jusqu’au bout, Hélène Carrère d’Encausse n’a jamais cédé au moindre renoncement : elle incarnait, avec fermeté et courage, depuis longtemps, ce qu’une intelligence et un savoir hors du commun peuvent apporter de meilleur à une société. Elle a été la gardienne vigilante des traditions académiques, tout en étant au service de tous, accueillante à la modernité, sensible aux débats de notre époque. Entre perpétuation et esprit d’ouverture, elle fut une femme d’exception, une vigie de ce temps, respectée, admirée, écoutée. Au nom de tous les membres de l’Institut de France, comme en mon nom personnel, je présente à son époux et à sa famille mes condoléances les plus profondément attristées. Je perds aussi une amie de longue date qui m’a apporté, dans ma vie privée comme dans mes responsabilités académiques, un soutien constant.

— Xavier Darcos, Chancelier de l’Institut de France

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